L'EXCLUSION
PREAMBULE :
Depuis deux ans environ nous nous réunissons chaque mois pour tenter d'approfondir, d'un
point de vue psychopathologique, la question de l'exclusion. Plusieurs d'entre nous ont apporté des exemples cliniques relevés dans la littérature ou bien extraits directement de l'expérience clinique.
Le bilan réalisé au moment de cette dernière assemblée générale nous a laissé un peu ... perplexe
quant à l'avenir de notre groupe, un peu ... sur notre faim, si l'on peut dire, avec le sentiment de ne pas avoir avancé.
Pourquoi cette difficulté ? Le sujet est-il trop vaste ? Aurions-nous du nous fixer des limites bien
établies, plus restrictives ? Faudrait-il, comme le disait M. VIAUX, ne regarder que par un petit bout de la lorgnette ?
C'est en quelque sorte la décision que nous avons prise pour la prochaine rentrée. Nous
tâcherons de circonscrire un champ d'investigations : l'exclusion scolaire par exemple, ou bien : les voies de passage à une marginalité, les avatars qui y mènent ...ou tout autre champ, du moment qu'il ne nous amène à étudier qu'un seul thème relativement précis
Dans les lignes qui suivent nous allons tenter de donner, non un résumé, mais un aperçu des
thèmes qui ont été évoqués au fil des séances de cette dernière année. Nous ne reprendrons pas les exemples cliniques étudiés, mais peut-être plus les idées et associations qui en sont nées, après leur évocation. De la même manière, les thèmes qui ont été approfondis ne vous seront pas systématiquement rapportés bruts ; ils seront en quelque sorte entremêlés, liés à la pensée, donc à la subjectivité des auteurs de ces lignes.
M. MALANDAIN, notamment, nous a fréquemment apporté différents éléments de réflexion fort
intéressants, mais, comme nous n'avons pas systématiquement pris des notes (le sujet étant intéressant, nous n'y pensions pas toujours), l'essentiel ne sera malheureusement pas toujours rapporté. Les différents participants à ce groupe ne s'y retrouveront donc pas forcément.
Par ailleurs nous adjoindrons en dernière partie, le résumé d'un travail plus personnel, réalisé à
partir de quelques articles, et visant à définir différents symptômes de la psychopathologie de l'exclusion.
INTRODUCTION :
Etre exclu d'un groupe, d'un travail, d'une classe ou d'une école signifie que l'on n'y est pas ou
qu'on n'y est plus inclus. L'exclusion se définit donc par son contraire : l'inclusion. Elle renvoie au couple de contraires : dedans / dehors. Elle renvoie aussi à plusieurs entités distinctes, dont il faut au moins deux.
Dans une approche sociologique, elle serait " être dans " ou " être hors " du socius, dans ou
hors d'un lien d'appartenance ce qui, dans une dimension psychologique, signifie " être dans " ou " hors " d'un lien intersubjectif. Cela renvoie au vide des pathologies narcissiques, à la carence ou à l'absence de sentiment de holding des sujets abandonniques.
Etre exclu renvoie aussi à l' "être ". Au niveau de la psychogenèse, au tout début, le sujet " est "
le sein, il ne s'est pas encore psychiquement différencié d'avec la mère ; il est lui et l'autre en même temps. On ne pourrait pas encore, à ce moment là, parler d'exclusion possible puisqu'il n'existe qu'une entité.
EXCLUSION ET INDIVIDUATION :
Pour qu'il y ait un lien reconnu, il faut au moins deux sujets. Si ces deux sujets ne font plus qu'un,
s'ils sont dans la fusion, dans l'indifférenciation, dans un trop de liens mortifères se confondant avec une absence de liens, l'un au moins n'est pas encore, ou n'est plus, ni dans l'être, ni dans le lien.
En ce sens, on ne pourrait être exclu que dans la mesure où l'on aurait pu accéder à la
différenciation. Celle-ci ne se peut que parce que l'enfant se rend compte qu'il n'est pas le seul objet du désir de la mère, que celle-ci désire quelque chose d'autre, ailleurs. L'enfant se trouve donc exclu, partiellement, de son désir. Cette exclusion est nécessaire et quasiment vitale ; c'est par elle que l'enfant advient au statut de sujet, qu'il peut lui-même naître en tant que sujet désirant.
L'exclusion est également liée à la subjectivité. Il est nécessaire que le sujet se perçoive sujet,
qu'il accède aux concepts de dedans et de dehors, pour en percevoir le sens. Sinon, seul l'autre peut, de son point de vue, situer le sujet dedans ou dehors.
La question de l'indifférenciation renvoie aussi aux questions de l'inceste - ou de l'incestuel -
N'est-on pas exclu de son identité de sujet lorsque l'on est pris dans l'inceste ? Ce qui s'est dénoué très tôt, au moment de la différenciation, ne se renoue-t-il pas, à travers d'inextricables nœuds, à ce moment là ? Où le sujet en est-il alors de son être désirant ?
En ces termes, l'exclusion, nécessaire dans un temps premier, serait, si elle est gommée, balayée,
comme une mise en dehors du statut de sujet psychiquement constitué, entier et autonome. L'espace psychique du sujet serait comme envahi par le désir tout entier d'un autre ; objet du désir de l'autre, le sujet n'aurait plus la possibilité de se constituer un désir qui lui soit propre, personnel.
DE LA PERMANENCE D'UN MINIMUM DE LIENS :
Si nous avons longtemps tourné autour du concept de l'exclusion, ne serait-ce pas, peut-être, du
fait de la difficulté à nous dégager de nos représentations de l'exclusion, représentations souvent liées à l'exclusion sociale ? Peut-on différencier l'exclusion sociale de l'exclusion psychique ?
Les diverses exclusions - du travail, de l'école ...- n'apparaissent peut-être comme telles que vues
par un autre, de l'extérieur. Celui qui est exclu (de son travail par exemple) se retrouve pratiquement toujours inscrit encore dans quelque chose d'autre - dans une famille, un quartier, une ville, un pays ...- On ne pourrait donc jamais être complètement exclu, on serait toujours rattaché à quelque chose, sauf à ne pas être advenu à l' "être ", au sentiment d'identité et à la subjectivité.
Les notions d'appartenance, de liens, d'identité sont en effet très subjectives. Les sujets qui sont
en situation de précarité ne souffrent pas forcément tous de souffrance psychique. La précarité est aussi dans la tête ; c'est peut-être plus la précarité du lien psychique qui fait souffrance, le fait de se sentir subjectivement exclu.
L'EXCLUSION, UN HERITAGE PSYCHIQUE ?
Pour le dire autrement, l'exclusion est-elle un pattern, un mode d'être, appris au sein du milieu
familial et reproduit ensuite à l'âge adulte ?
Elle serait un processus d'identification inconscient à un modèle paternel en négatif ou en creux,
un modèle qui n'assure pas sa fonction paternelle.
Cette hypothèse rejoint le constat relevé par J. LACAN du déclin de l'imago paternelle dans
notre société occidentale. Ou plutôt, il y aurait comme une mutation : à la transmission paternelle d'un statut de sujet social, se substituerait aujourd'hui une transmission d'un non-statut de sujet social.1 L'exclusion pourrait naître de la transmission d' "un idéal du moi " négatif.
Dans un premier temps, le père aurait été exclu de sa place de père au sein du noyau familial
depuis, peut-être, plusieurs générations, et selon un processus de transmission du négatif quant à la fonction paternelle.
Puis, par transmission psychique, il y aurait répétition de l'exclusion du fils de sa place de père, et
exclusion sociale du fait, à la fois du délitement croissant des liens au sein de la famille élargie - délitement qui ne permet plus à ce fils de trouver de modèle identificatoire autre -, et du fait, aussi, des difficultés accrues par le contexte économique actuel.
La famille monoparentale actuelle, où seule la mère assure l'éducation d'un ou de plusieurs
enfants, éventuellement issus de lits différents, cette famille monoparentale ne matérialise-t'elle pas cette exclusion du père de sa place de père ?
Dans un autre cas de figure, celui de l'absence de père, de père réel ou symbolique, l'enfant
courra le risque de la folie ou de l'exclusion, l'un et l'autre de ces modes d'être étant les moyens mis en place par le sujet pour se trouver une place. Dans le premier cas, celui du choix de la folie, le sujet endosse le rôle sacrificiel ; dans l'autre cas, il endosse celui du mendiant, du manque à être et à avoir, dans une place en creux, en négatif.
EXCLUSION ET MODELES SOCIETAUX :
En s'appropriant le langage et en acceptant les règles sociales, le sujet signe en quelque sorte un
contrat qui lui assure une certaine reconnaissance, une stabilité narcissique. Par ailleurs, après qu'il ait testé les limites - les siennes et celles des autres - l'adolescent recherche dans le socius différents modèles d'identification.
Les modèles actuels - ou l'absence de modèles identificatoires possibles - qu'offre aujourd'hui la
société mènent-t'ils à la déstructuration de l'individu ? Existe-t'il encore un idéal de vie, un désir de faire comme ?
Ce père qu'est la société - en ce sens qu'elle représente la loi et un modèle d'identification- sert-il
encore de modèle ?
On peut simplement relever qu'il continue à pourvoir aux besoins vitaux du sujet (par l'attibution
du RMI ou encore par la mise en place de lieux anonymes d'hébergement tels que les CHRS ...) Ce père se conduit donc un peu comme une mère, mais une mère incapable de permettre au sujet d'accéder au symbolique ; c'est une mère un peu archaïque ou primitive qui ne fait que répondre aux besoins primaires de ses enfants.
Il y a absence ou abandon de la loi paternelle dans le sens où il y a absence d'un idéal social vers
lequel le sujet essaierait de tendre. D'une part les symboles vivants sont dénoncés, reniés ; d'autre part, l'idéal sociétal, purement matérialiste, est inaccessible au sujet qui se perçoit comme irrémédiablement impuissant.
On peut peut-être parler de déstructuration du sujet, ce dernier étant amené à régresser au stade
des seuls besoins, et étant dans l'incapacité à se soutenir par des projections créatives dans un futur.
PSYCHOPATHOLOGIE DE L'EXCLUSION
Exclusion signifie "fermé dehors", hors du lien social.
L'exclusion est en elle-même un processus actif qui enferme progressivement un certain nombre
de sujets dans un statut d'exclus. Ce statut se définit sur le modèle du manque -donc de la castration - : manque de domicile fixe, manque de travail, de considération, de sécurité, de liens stables.
Lorsque ces sujets, au terme d'une lutte contre ce processus qui les déshabille, qui les
déshumanise progressivement, se retrouvent épuisés, désabusés, nus, ils renoncent alors au statut "d'animal politique" (statut qui, selon Aristote, se manifeste par l'action et la parole sur la scène publique), et ils s'identifient à un "être hors du lien social", perdant du même coup leurs autres dimensions d'être. Ces abandons successifs concernent :
Perte de l'intimité :
Le RMiste doit justifier régulièrement aux yeux de la société de ses finances, de sa situation
familiale, de ses projets ; il a une obligation de transparence, de nudité qui le chosifie aux yeux du socius et à ses propres yeux ; il disparaît au regard d'autrui et à son propre regard.
Perte de la dimension historique, de l'historicité du sujet :
En excluant le sujet du groupe social, le processus d'exclusion barre son accès à l'historicité du
groupe social (auquel il n'appartient plus, auquel il n'est plus affilié) et à sa propre filiation (que le sujet s'exclue lui-même de sa propre famille ou que celle-ci ne le reconnaisse plus comme sien).
Le poids d'un présent précaire et menaçant brise non seulement les liens avec le passé, mais, de
surcroît, il n'autorise plus les projections dans un avenir possible.
Le contrat narcissique et la promesse portant sur la place sociale auquel le sujet adhère lorsqu'il
s'approprie le langage et la normativité sociale sont rompus, n'ont plus de sens.
Perte de la subjectivité :
Le sujet n'existe plus que sur un plan socialement définit, celui du retour à une normalité sociale.
La quête identitaire n'est donc plus que sociale : avoir un logement, avoir un travail, au dépend d'un être subjectif. Le rapport à soi se restreint en effet à l'immédiateté, à l'urgence du quotidien. Il y a donc une rupture des liens internes (de soi à soi), qui est corrélative de la rupture des liens sociaux.
Régression à une pensée opératoire :
La pensée restreint donc son champ d'investigation à la gestion des actes de survie du
quotidien.
Envahissement par des sentiments d'indignité et de honte :
La conscience d'être victime d'un système économique s'efface rapidement et laisse place à des
sentiments d'incapacité, d'auto-accusation et de honte ; la perte de l'estime de soi s'installe, prenant la place de l'agressivité constructive. Tous les signes de la dépression réactionnelle sont alors présents.
La honte (qui porte sur ce que l'on est) entraîne :
- - Soit le repli sur soi, chez soi, dans une sorte de réaction autarcique de toute puissance à
visage autistique, qui vient remplacer le lien à autrui ("je me débrouille tout seul") ;
- - Soit l'errance ; "partir avec sa maison autiste autour de soi" ;
- -Soit enfin le suicide, modalité aiguë de la disparition de soi-même au regard d'autrui et de soi.
Et enfin, identification à l'exclu :
C'est l'ultime étape du processus d'exclusion ; le sujet ne s'autorise plus à réintégrer le monde des
"inclus", il ne s'autorise plus à désirer, à projeter un avenir humain.
Sources :
- J. Furtos et Ch. Laval, Une psychopathologie de la disparition dans le contexte de la précarité et
de l'exclusion, in Gestions Hospitalières, n° 370, Novembre 1997, pp. 743 - 749.
- J. Cohen, Un centre public de psychothérapie, le PARI, une des réponses à la précarité, in revue
Synapse n° 161, pp. 43 - 46.
- M ; Minard, in Perspectives Psychiatriques, vol. 38, n° 2, avril-mai 1999, pp. 115-118.
1 Elisabeth ROUDINESCO, Jacques LACAN, Esquisse d'une vie, histoire d'un système de
pensée, Fayard, p.201. |